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L'Épreuve du monde [Testing the World]

Jean-Kenta Gauthier / Odéon

27 avril 2023 - 29 juillet 2023

Jean-Kenta Gauthier Odéon
5 rue de l'Ancienne-Comédie  75006 Paris



Vernissage: mercredi 26 avril, 18h - 20h
Horaires: mercredi - samedi, 14h - 19h

    Durant sa résidence en 2018 à la Villa Médicis, l'Académie de France à Rome, Stéphanie Solinas (née en France en 1978, vit à Paris) est autorisée à accéder aux Archives Secrètes du Vatican pour leur consultation pendant plusieurs semaines. Pour cette artiste dont les projets nécessitent de longues recherches préparatoires, la photographie est un champ privilégié qui, par son histoire, permet d'exploiter les liens entre le visible et l'invisible, la science et la croyance. Naturellement, le Vatican est un candidat de choix. Alors avant de quitter les lieux, Stéphanie Solinas réalise un geste comme pour conserver une trace de son passage: elle glisse sept feuilles de papier photosensible vierge dans une enveloppe en kraft, réitère l'opération quatre fois, confie les cinq plis à la Poste centrale du Vatican et se les adresse à elle-même à la Villa Médicis.
    Elle recevra ces courriers quelques jours plus tard, à intervalles irréguliers, et développera sur place le contenu du premier envoi comme s'il fallait le vérifier. À plusieurs reprises durant leur transport, les sept feuilles empilées ont été exposées à la lumière filtrée par l'enveloppe de papier fin. L'exposition ayant agi directement par contact, les valeurs de blanc et de noir sont inversées. Les feuilles du milieu, les plus protégées de la lumière, portent la trace des plis de l'enveloppe. Celles du dessus sont entièrement voilées. Les quatre autres enveloppes, Stéphanie Solinas les conserve précieusement à l'abri de la lumière.
    Le mail art ou art épistolaire, forme artistique popularisée dans les années 1960 notamment par Fluxus, est un art du déplacement, souvent un commentaire sur l'ordre du monde et la communication, dont l'économie habituelle de moyens est inversement proportionnelle à l'étendue du réseau de distribution exploité. Le mail art s'accomplit pleinement quand le trajet effectué par l'objet posté permet la réalisation même de l'œuvre. Vierge/Voilé (2018) de Stéphanie Solinas est un cas d'école de cette forme artistique. C'est aussi du mail art photographique puisque la métaphore du périple vient de la lumière qui a imprégné les feuilles. Et à une époque où les échanges numériques sont la nouvelle norme qui a naturellement entraîné l'évolution du mail art vers une forme dématérialisée, Stéphanie Solinas a ici justifié le recours à l'envoi physique. Du Vatican à la Villa Médicis, ces enveloppes et leur contenu ont vu le jour, franchi une frontière, fait l'épreuve du monde.


    L'Épreuve du monde, première exposition monographique de Stéphanie Solinas à la galerie, rassemble quatre œuvres qui interrogent notre rapport à la connaissance du monde et de nous-mêmes. En creux, il est question de ce que nous saisissons et ce qui nous résiste, nous échappe. Ces œuvres font d'ailleurs partie de L'Inexpliqué, une des vastes enquêtes que l'artiste, qui aime regrouper ses investigations sous différentes dénominations, conduit depuis 2015. C'est aussi la première fois que les cinq enveloppes Vierge/Voilé sont présentées et, aux côtés de l'exemplaire au contenu dévoilé, les quatre autres sont montrées à l'abri du monde dans des pochettes noires impénétrables. Il reviendra à chaque acquéreur de décider s'il souhaite préserver le mystère ou le dévoiler en demandant à l'artiste de développer et fixer le contenu. Chez Stéphanie Solinas, souvent le processus est tout aussi important que le résultat. Cela s'applique également à l'acquéreur qui peut ici modifier la forme finale de l'œuvre.
    


   À son arrivée, le visiteur note le numéro de téléphone qui surplombe la vitrine de la galerie. +33 6 68 67 70 20, « Vous avez joint Le Bureau des miracles. [...] Le Bureau des miracles opère par SMS exclusivement. » Projet initié par Stéphanie Solinas en 2020, Le Bureau des miracles est une officine dématérialisée d'enregistrement de récits que chacun, témoin de ce qu'il considère comme un miracle, peut lui transmettre par écrit. Les contributeurs rejoindront ainsi la communauté des miraculés. Par-delà le réseau de télécommunication et la persistance d'un mystère, le lien avec Vierge/Voilé réside dans le caractère intime de l'opération. Le Bureau des miracles tient de la confidence, à l'image de ces courriers que Stéphanie Solinas s'est discrètement envoyés à elle-même. D'ailleurs, quand s'envoie-t-on soi-même des messages ? Peut-être lorsqu'on veut être certain de ne pas oublier, ou de se rappeler qu'on existe. Comme un secret qu'on se livre à soi-même, sachant qu'en laissant une trace, le message sera probablement un jour rendu public. Un peu comme un testament.
    La présentation de Vierge/Voilé s'accompagne dans l'exposition d'une seule photographie figurative, et c'est bien cette caractéristique même qu'interroge cette œuvre. Index droit de Galilée (L'Inexpliqué — Revenants #32) (2018) est une reproduction photographique de la relique de l'index droit de Galilée, conservée dans le musée éponyme à Florence. Fondateur de la science moderne, Galilée avait été lui aussi un habitant temporaire de la Villa Médicis, en 1633, durant son procès que lui intentait l'Église. De sorte qu'en envoyant ses enveloppes à la Villa Médicis, Stéphanie Solinas adressait malicieusement à la mémoire du provocateur de l'Église un contenu révélé par la lumière. Si la notion d'index en photographie consiste à considérer que toute image photographique a pour référent un objet dans le monde, Index droit de Galilée met en doute cette définition. Non seulement parce que l'outil employé — la chambre photographique qui aurait appartenu à Thérèse de Lisieux, la sainte catholique la plus photographiée dans l'histoire, que Stéphanie Solinas a employée pour réaliser la série des Revenants — porte une dimension spirituelle, mais aussi parce que les reliques appellent souvent la foi. Avec son projet Dominique Lambert (2010), Stéphanie Solinas avait déjà interrogé la relation entre un sujet et sa représentation, une articulation qui contraint la photographie à ne représenter que la surface des choses. Avec Index droit de Galilée, c'est pourtant l?intérieur du doigt, ce qu'il en reste sous la couche de peau, qui est donné à voir.
    La peau est une enveloppe, c'est ce qu'habituellement les autres voient de nous-mêmes, ce qui permet notre contact avec le monde, ce qui sépare l'intérieur de notre corps de l'univers extérieur. Balzac avait même développé sa théorie des spectres selon laquelle chaque corps dans la nature est composé d'une série infinie de couches superposées, de sorte que chaque représentation, chaque photographie soustrait une couche de spectre. Voile d'extase (2018) matérialise cette théorie. La sculpture, que Stéphanie Solinas aime à dire qu'elle est « à caresser », est une reproduction du visage de Thérèse d'Avila sculpté vers 1650 par Le Bernin et dont l'original est visible à Rome. Mystique du XVIe siècle et figure majeure de la chrétienté, Thérèse d'Avila aurait connu l'extase, se retrouvant transportée hors d'elle-même, soustraite aux modalités du monde sensible. Le visage est ici recouvert d'une fine peau de silicone que l'on peut retirer. Effectuer ce geste est un dévoilement. C'est un peu comme ouvrir les enveloppes protégées de Vierge/Voilé, à la différence qu'en pleine lumière, ces papiers éprouveraient le monde et seraient à jamais voilés.


(Jean-Kenta Gauthier, avril 2023)

Communiqué de presse

Liste des oeuvres