Prendre le temps
Jean-Kenta Gauthier | Vaugirard
Jean-Kenta Gauthier Vaugirard
4, rue de la Procession 75015 Paris
Vernissage: samedi 11 juin, 14h - 19h
Samedi 11 juin à 17h: conversation entre Raphaël Dallaporta, Hanako Murakami et Jean-Kenta Gauthier
Horaires: mercredi - samedi, 14h - 19h
Présentée du 11 juin au 3 septembre 2022 à la galerie Jean-Kenta Gauthier / Vaugirard, l'exposition Prendre le temps rassemble des ?uvres de Raphaël Dallaporta (né en France en 1980, vit à Paris) et Hanako Murakami (née au Japon en 1984, vit à Paris) qui invitent le visiteur à repenser son rapport au temps et à l?espace.
Fossiles de lumière et de temps
Depuis deux décennies, Raphaël Dallaporta élabore une oeuvre qui invite à la contemplation, au ralentissement, à la quête de ce sentiment d' « être au bon endroit au bon moment » comme aime à le répéter l'artiste. S'affranchissant du documentaire pour embrasser les mouvements du monde et le rapport que nous entretenons avec ce dernier, Raphaël Dallaporta conçoit depuis 2015 l'idée des Sculptures de courant d?air (2022) présentées dans l?exposition. Le résultat de cette lente recherche consiste en des sculptures faites de petites hélices qui, après avoir tourné dans divers lieux sous l?effet des mouvements de l?air, sont présentées inertes dans des boîtes d?entomologie, comme des objets inanimés et conservés dans un écrin protecteur.
Présentées aux Rencontres d?Arles (2019) et au FRAC Normandie (Rouen, 2020), les ?uvres de la série The Immaculate (2019) de Hanako Murakami sont quatre photographies de grand format, agrandissements de plaques de daguerréotype inutilisées datant des années 1850 et conservées tout du long dans leurs boîtes d?origine. Plaques d?étain de petit format recouvertes d?une émulsion d?argent, les daguerréotypes furent le premier procédé photographique commercialisé en France. Conçues dans le cadre des recherches de l?artiste sur l?histoire de la photographie, ces agrandissements rendent visibles de nombreuses marques d?oxydation et réactions diverses de la surface métallique qui semblent constituer des traces du temps qui a passé. Supports d?une photographie qui n?a pas eu lieu, les Immaculate de Hanako Murakami présentent pourtant de nombreuses couches temporelles, comme des « fossiles de lumière et de temps » selon la définition de la photographie qu?offre Daido Moriyama.
Ne pas photographier
Port, école, rue, forêt, frontière: Raphaël Dallaporta a choisi pour ses Sculptures de courant d?air une douzaine de lieux génériques à portée universelle, significatifs dans la vie de l?artiste et de chacun, et dans lesquels le déplacement de l?air semble le début d?une réponse à la question de l?écrivain Georges Perec: « Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, I?évident, le commun, l?ordinaire, l?infra-ordinaire, le bruit de fond, I?habituel, comment en rendre compte, comment l?interroger, comment le décrire ? » (Approches de quoi?, 1973). La seule hélice mobile dans l?exposition, montée sur un socle, tourne sous l?effet des courants d?air générés par la configuration du lieu et les allées et venues des visiteurs, et constituera en conclusion de l?exposition la sculpture de courant d?air d?une galerie d?art. La « sculpture » est ainsi non pas la forme de l?air capté dans un lieu donné, mais la métaphore du temps vécu dans un lieu donné. Et face à chaque ?uvre, le regardeur aperçoit dans la vitre son propre reflet, comme une invitation à se projeter dans le lieu représenté.
À propos de The Immaculate, Hanako Murakami écrit: « En attendant le moment de saisir l?image, cette surface lisse a été conservée intacte, dans une boîte sombre. Un siècle a passé. L?accumulation de l?obscurité dans cette surface froide semble s?être transformée en lumière. » L?artiste y voit également des accumulations d?images potentielles qui n?ont pas eu lieu. Ainsi sous la surface, The Immaculate abrite « une image mentale - celle que contient toute photographie dans sa latence », comme l?écrit Pascal Beausse pour l?exposition de Hanako Murakami aux Rencontres d?Arles en 2019. Objets mystérieux portant des traces quasi fantomatiques, ces agrandissements de vieux miroirs que constituent The Immaculate laissent également poindre la silhouette du regardeur plongé dans le vertige du temps.
Le temps retrouvé
Si Marcel Duchamp avait qualifié l?hélice d?horizon indépassable de l??uvre d?art lors d?une visite de l?Exposition de la Locomotion Aérienne à Paris en 1912, Raphaël Dallaporta réhabilite ici l?hélice pour ce qu?elle porte en elle: la mémoire du lieu qui l?a animée. En mettant en place ces anémomètres qui n?enregistrent rien, Raphaël Dallaporta s?est imposé des temps de pause durant lesquels, attendant le courant d?air, il s?est, selon ses mots, « fait lui-même capteur, récepteur ultra sensible à tous phénomènes ».
Ces sculptures qui s?apparentent à des portraits de nos lieux interrogent également la dimension photographique du travail de Raphaël Dallaporta. Depuis deux décennies, l?artiste élabore une ?uvre dont la pratique photographique s?appuie sur des protocoles définis en amont afin que l?acte de prise de vue n?occulte pas la contemplation du moment. C?est ainsi qu?il a réalisé les projets Chauvet-Pont d?Arc: L?Inappropriable (2016) ou Ruins (2011) (pour lequel le drone conçu par l?artiste pour survoler le territoire afghan s?équipait déjà de petites hélices), alors que le grand pastel Parcours (2021) présenté il y a quelques mois à la galerie constituait une autre invitation au ralentissement. L??uvre de Raphaël Dallaporta relève le défi de conserver le photographique en relatant un rapport fondamental au monde et au temps, sans réduire cette dimension à l?acte dit décisif de l?instantané. Le tout en s?efforçant d?interroger ce temps qui nous échappe sans cesse, de sorte que le titre même de l?exposition « Prendre le temps » est à la fois une invitation à la contemplation et une aberration due à notre approche utilitaire du temps.
En n?ayant rien photographié, les plaques de Hanako Murakami interrogent la notion d?index propre à la photographie. Si toute photographie devrait avoir pour référent un espace et un temps, The Immaculate ouvre la voie à une nouvelle temporalité, celle de l?objet photographique qui, non pas durant 1/125ème de seconde, mais durant 170 ans a lentement enregistré le passage du temps. Jusqu?à ce que l?artiste intervienne et mette un terme à cette durée. En ce sens, ces ?uvres semblent s?être affranchies de la représentation d?un moment et d?un lieu, comme si elles résultaient de l?absence de toute décision.
Avec Sculptures de courant d?air (2022) et The Immaculate (2019), Raphaël Dallaporta et Hanako Murakami s?affranchissent de l?instantané, de l?événement, du spectaculaire, et nous indiquent comment, en prenant le temps, ce dernier peut être représenté.
(Jean-Kenta Gauthier, juin 2022)