Niépce: L'Origine du monde
Jean-Kenta Gauthier | Odéon
Jean-Kenta Gauthier Odéon
5, rue de l'Ancienne-Comédie 75006 Paris
Horaires: mercredi - samedi, 14h - 19h
L'exposition Niépce: L'Origine du monde présente, du 3 novembre au 23 décembre 2021 (prolongation jusqu'au 5 février 2022) dans la galerie Jean-Kenta Gauthier / Odéon, un ensemble d'oeuvres réalisées par quatre artistes - Daniel Blaufuks, Raphaël Dallaporta, Daido Moriyama, Hanako Murakami - qui, chacun, interrogent aujourd'hui l'origine de la photographie, et partant, la mémoire de notre monde.
Ingénieur français, inventeur de génie, Joseph Niépce dit Nicéphore Niépce (1765-1833) est l'auteur de 133 expériences chimiques et visuelles qui, après sa mort, prendront définitivement le nom de « photographie ». À ce jour, seul subsiste le Point de vue du Gras (1827) dont la plaque originale est conservée à l'Université du Texas. Boxes (2019) de Hanako Murakami (née en 1984) consiste en 10 boîtes d'archive vides, sur lesquelles des étiquettes indiquent de manière détaillée ces 133 expériences, que l’artiste place sur une volumineuse caisse de transport. L'artiste offre, ainsi que l'écrit Pascal Beausse, commissaire de l'exposition de Hanako Murakami aux Rencontres d'Arles 2019, « une dimension sensible à l'absence de ces preuves matérielles de l'origine du medium » dont l'histoire est pourtant bien connue de la science. Cet inventaire à la fois fictif et réel s'accompagne d'une seconde oeuvre intitulée Nomenclature (2019), présentée du 10 au 14 novembre sur le stand de la galerie à Paris Photo, et qui figure en lettres de plomb les 27 désignations possibles de ce qui plus tard sera retenu comme « photographie ». Cette sculpture murale s'accompagne d'une pile d'impressions de ces mêmes vocables offertes au public.
Si nous retenons aujourd'hui le Point de vue du Gras de 1827 comme image originelle, d'aucuns considèrent que La Table servie, nature morte mettant en scène une table surmontée de vaisselle et d'un bouquet de fleurs, constitue la première image fixée de l'histoire. Cette image aurait été réalisé en 1823-25 avec la complicité du peintre et photographe Louis Daguerre (1787-1851). Disparue au début du XXème siècle, elle nous est néanmoins parvenue grâce à une reproduction. La collaboration entre Niépce et Daguerre devant se dérouler par voie épistolaire, les deux associés décidèrent vers 1830 de mettre au point un code secret leur permettant de s’informer de la progression de leurs travaux respectifs sans compromettre le secret de leur invention. À chaque élément relatif au procédé correspondait donc un numéro qui le remplaçait dans les lettres. En 2015, Raphaël Dallaporta (né en 1980) a créé Correspondance en réintroduisant les 101 occurrences de ce code chiffré dans les données de l’image numérisée « La-table-servie.jpg » qui lui a été fournie par le Musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône. Il en résulte une image mystérieuse qui porte la trace de son élaboration épique et dont les dégradations visuelles suggèrent tout autant les précautions prises par les deux inventeurs que l'impermanence de tout procédé photographique, à l'instar du destin de cette plaque perdue il y a un siècle.
Avec The First Image (2012), Daniel Blaufuks (né en 1963) a comme réitéré le geste de Nicéphore Niépce lors de la création de La Table servie, créant un ensemble de 14 photographies uniques réalisées avec un appareil photographique instantané. Sur ces images faites dans la maison de l'auteur figurent une table, des objets domestiques, autrement dit ce qui constitue l'environnement immédiat de l'artiste. Car « si tu es photographe, tu photographies les choses les plus proches de toi, comme l'a fait Niépce », rappelle Blaufuks. À ceci près que si Daniel Blaufuks a pu utiliser une technique moderne de reproduction instantanée, la photographie initiale de Niépce a nécessité un temps d'exposition de plusieurs heures dicté par les rudiments de la photographie d'alors. De sorte qu'en creux, les polaroids de Daniel Blaufuks manifestent l'illusion de La Table servie qui, pour le spectateur du XXIème siècle habitué à l'instantané, apparaît comme une banale scène de la vie quotidienne.
Dans les années 1970, Daido Moriyama (né en 1938) découvre grâce à un magazine japonais une reproduction du Point de vue du Gras, photographie réalisée par Niépce durant l'été 1827 et figurant la cour intérieur de sa maison de Saint-Loup-de-Varennes en Bourgogne. Cette image devient dès les années 1980 un motif récurrent dans l'oeuvre de l'artiste japonais qui en accroche sur les murs de sa chambre une reproduction au format 80x100 cm. « [...] je peux la voir plusieurs fois par jour. Chaque fois que mes yeux se posent sur cette photographie, elle me parle. En tant que photographe, elle me rappelle quotidiennement les origines et l'essence de la photographie, ainsi que l'existence de l'ombre et de la lumière », écrira-t-il. En 1984, alors qu'il rédige une série d'articles qui constitueront le premier volume de son autobiographie, Moriyama consacre au Point de vue du Gras un texte entier intitulé « Le mythe de la lumière ». Il écrit: « Cette image fossilisée n’est pour moi rien d’autre que la mémoire de la lumière. Et la mémoire que porte cette première photographie n’est absolument pas celle de Niépce, ni la mienne, moi qui la regarde. Ce cliché est, en quelque sorte, la mémoire du monde et la mémoire de la photographie [...]. L’ironie de l’histoire, c’est que cette image a fini par devenir à la fois la première photographie au monde et la première mémoire de la lumière du monde. Selon moi, elle est donc aussi le mythe de la lumière. » En 1990, Daido Moriyama publie Lettre à Saint-Loup (pour Saint-Loup-de-Varennes), envoi fictif à travers le temps et l'espace de 128 images à l'inventeur de la photographie. En 2008, il effectue son voyage tant attendu à Saint-Loup-de-Varennes, où il réalise une photographie depuis le même point de vue que Niépce en 1827, face à la fenêtre du premier étage de la maison. Les trois photographies présentées dans l'exposition ont été publiées en 2013 dans View from the Laboratory, livre dédié à ce voyage en Bourgogne. En 2017, Daido Moriyama visite l'Université du Texas et y photographie la plaque originale conservée dans un caisson qui protège l'objet de toute corrosion et noircissement, clôturant ainsi un projet qui aura duré plus de trois décennies.
À l'instar de Daido Moriyama, qui écrivait à propos du Point de vue du Gras qu' « il serait peut-être plus juste de dire que cette photographie doit être sentie et ressentie, plutôt que vue avec les seuls yeux, afin de l'apprécier réellement », l'exposition Niépce: L'Origine du monde tente non pas d'expliquer la naissance technique du médium, mais exprime le mystère et le miracle que constitue l'invention de la photographie.
(Jean-Kenta Gauthier, octobre 2021)
Niépce: L'Origine du monde fait partie de Photo Days, le festival de photographie et de vidéo organisé dans près de 80 lieux à Paris et en Île-de-France du 1er au 30 novembre 2021.